LA RESIDENCE DU MAL
La Résidence du Moine Maudit n’était pas le seul endroit à inspirer de la peur aux gens habitant au sud de la rue Rezei-in. Il existait en effet une autre maison abandonnée à l’angle nord-est du carrefour de la Troisième Avenue Sanjô-dôri et de la rue Higashi no Tôïn. Les gens avaient donné le nom d’Oni-dono, la « Résidence du Mal » à cette maison érigée en un endroit que l’on disait maudit depuis bien avant l’époque de la fondation de Kyôto (794).
En ce temps-là, il y avait, à l’emplacement de la Résidence du Mal, un grand pin. Un jour, un homme vint à passer ce pin. Il était monté sur un cheval et il transportait diverses armes sur son dos. Tout à coup, des éclairs déchirèrent le ciel et il se mit à pleuvoir des trombes d’eau. L’homme décida d’interrompre son voyage et de s’abriter sous l’arbre. Il attacha son cheval et courut se réfugier sous les grandes branches. Un éclair s’abattit soudain sur le pin et tua sur le coup le cavalier et sa monture. Le malheureux devint un esprit errant. Quelques années plus tard, l’empereur Kammu ordonnait l’abandon de la capitale maudite de Nagaoka-kyô et la fondation d’une nouvelle capitale dans la plaine de Kyôto. On raconte que le grand pin fut abattu lors des travaux d’aménagement mais que l’esprit du cavalier continua à errer sur les lieux de sa mort…
Le hasard voulut que, près de 200 ans plus tard, un aristocrate nommé Fujiwara no Asahira ne prête pas attention aux rumeurs concernant l’esprit errant du cavalier foudroyé et choisisse précisément cet endroit pour se faire construire une résidence.
Musicien dont l’empereur avait loué les talents et affirmé qu’il embellissait dès lors qu’il jouait de la flûte, Asahira était aussi un politicien ambitieux dont la gloutonnerie n’avait d’égal que sa méchanceté. Il nourrissait l’ambition de devenir Conseiller de Deuxième Rang si bien que, lorsqu’un certain Fujiwara no Koremasa (924-972) fut nommé à ce poste, il devint fou furieux et se répandit en injures à l’égard de son rival qui l’avait coiffé au poteau. Quelques années plus tard, en 970, Koremasa reçut le titre encore plus prestigieux de Régent et le poste de Conseiller de Deuxième Rang devint, du coup, vacant.
Asahira « le glouton » décida de tenter sa chance. Il se rendit chez Koremasa, frappa à sa porte et demanda une audience auprès du régent. Un serviteur ouvrit et lui dit d’attendre aux portes de la résidence. Comme ce dernier ne l’avait pas autorisé à avancer, Asahira ne put se mettre à l’ombre afin de se protéger des rayons du soleil qui brillait dans le ciel d’été. Il faisait si chaud qu’Asahira pensa qu’il allait tomber malade.
- Le régent veut me faire rôtir ou quoi ? J’ai vraiment perdu mon temps en venant jusqu’ici ! maugréa Asahira qui décida cependant de continuer à attendre.
Le serviteur revint des heures plus tard et l’introduisit dans les appartements de Koremasa. Asahira expliqua aussitôt qu’il lui paraissait logique d’être nommé au poste de Conseiller de Deuxième Rang...
- On ne peut jamais savoir de quoi sera fait le lendemain, rétorqua Koremasa après avoir patiemment écouté le discours d’Asahira. Quand j’ai postulé au titre de Conseiller de Deuxième Rang il y a quelques années de cela, vous vous êtes répandu en insultes et en médisances sur mon compte. Et maintenant, votre promotion dépend de mon bon vouloir…
Ceci dit, Koremasa quitta la pièce et laissa son visiteur regagner tout seul la sortie. Asahira était furieux. Il sortit précipitamment et regagna sa voiture qui l’attendait à l’entrée de la résidence de Koremasa. En proie à une rage sourde, il jeta son sceptre à l’intérieur de la voiture. Le sceptre tomba sur le sol de la carriole et se cassa en deux morceaux. Asahira remonta dans sa voiture et hurla à son cocher de le ramener chez lui.
- Je vais faire en sorte que la lignée de Koremasa s’éteigne avec lui ! Je vais faire en sorte que ses enfants, garçons ou filles, ne puissent jamais mener une vie normale. Je vais faire en sorte que ceux qui compatissent avec Koremasa le regrettent !
Asahira mourut tout en appelant la malédiction sur Koremasa et sa famille. Peu après, Koremasa tombait malade. Ses enfants se mirent à craindre pour leur vie et pas un n’eut le courage de se rendre jusqu’à la résidence du défunt Asahira, un lieu qui avait reçu le nom infamant du Résidence du Mal, et de tenter, par des offrandes ou un service religieux, d’apaiser sa colère. Des siècles durant, la malédiction d’Asahira poursuivit impitoyablement les descendants de Koremasa. L’un d’eux n’était autre que le régent Fujiwara no Michinaga (966-1027) !
Une nuit, Michinaga fit un rêve étrange dans lequel il se rendait au palais pour y prendre ses fonctions et arpentait les couloirs du Pavillon de la Fraîcheur Pure Seiryôden. Là, il remarqua soudain la présence d’un individu tapi derrière la porte. L’homme était si grand que le chambranle de la porte dissimulait son visage à la vue de Michinaga. L’homme en question ne pouvait être une personne de ce monde…
- Qui est-là ? se risqua à demanda Michinaga.
- Je m’appelle Asahira !
- Que faites-vous ici ? questionna Michinaga en maîtrisant tant bien que mal la peur qui le gagnait.
- Je suis venu au palais pour poursuivre de ma malédiction les descendants de mon ennemi Koremasa. J’attends son petit-fils, le sieur Fujiwara no Yukinari !
Michinaga se réveilla à cet instant-là. Il se leva et écrivit aussitôt à Yukinari une lettre qui disait : « Je viens de faire un affreux cauchemar. Je vous conseille de vous porter malade et de ne pas vous rendre au palais aujourd’hui. Je vous expliquerai plus en détail à l’occasion de notre prochaine rencontre. »
Michinaga fit appeler un serviteur, il lui enjoignit d’aller sans tarder au palais, d’y attendre l’arrivée de Yukinari et de lui remettre la missive. Hélas, le messager ne put donner la lettre à Yukinari car ce dernier n’entra pas au palais par la grande porte comme d’habitude mais par une porte secondaire. Ignorant tout de cela, Michinaga se prépara et se rendit à son tour au palais. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il croisa dans un couloir Yukinari en personne !
- Messire Yukinari, que faites-vous ici ? N’avez pas vu ma lettre et appris ce que j’ai écrit à propos de mon rêve funeste ? s’exclama Michinaga qui s’empressa de raconter son affaire.
Yukinari prit peur et retourna chez lui sans demander son reste. Il observa une période d’isolement durant laquelle il conduisit tous les rites de protection possibles et imaginables et s’abstint de venir au palais pendant quelque temps. Etait-ce grâce au rêve de Michinaga, nul ne sut le dire mais toujours était-il que Yukinari échappa à la malédiction d’Asahira et vécut encore de longues années. La vindicte d’Asahira s’apaisa et la Résidence du Mal disparut progressivement de la carte de Kyôto.